Juin 1978
Ma mère arrête sa vieille Citroën sur le bas côté. On vient de passer les Chapieux et une avalanche barre la route. Je descends de la voiture. Aucune trace d’habitation visible de là où nous sommes. Ma sœur Aude attend dans son siège. Il fait beau alors après quelques instants d’hésitation nous décidons d’aller voir à pied un peu plus loin. Aude ne marche pas encore. Nous la glissons dans sa chaise à dos et partons chercher un passage par dessus l’énorme tas de neige.
Nous marchons des kilomètres et finissons enfin par rejoindre quelques maisons. Est-ce là ? Non, en cette fin de printemps la Ville des Glaciers est déserte et il n’y a personne pour nous dire si au moins nous suivons le bon chemin. Nous regardons vers cette Aiguille qui termine la vallée. Au loin on aperçoit une construction. Ça doit être ça. Nous repartons. Le chemin défile et il parait de plus en plus évident que le bâtiment en question n’est qu’une ruine, la seule encore debout au milieu d’autres plus vastes, mais assurément rien d’un refuge. Le chemin plonge sur un ruisseau avant de remonter et passer une petite butte. Allons voir derrière. Si ce n’est pas là nous rebrousserons chemin.
Nous passons le ruisseau, grimpons la butte. Le sentier se dédouble. À droite il bifurque brusquement pour partir dans des lacets bien raides, à gauche il conduit à un groupe de constructions. Cet endroit deviendra mon monde pendant les quatre étés qui suivront.
Sur la façade blanche de l’une d’elles de grandes majuscules délavées annoncent : « LES MOTTETS REFUGE ».

Juillet 2018
Après une nuit peu reposante dans les châlits du refuge du Bonhomme, je rejoins mes camarades pour le petit déjeuner. Il fait beau. Le jour idéal pour rejoindre l’Italie. Sur le chemin, nous croiserons le refuge des Mottets. Je sais déjà qu’il a changé, j’ai vu quelques photos, et je me prépare à un voyage dans le temps qui va me faire remonter quarante ans en arrière.
Nous avons décidé de passer par le Col des Fours. Les conditions sont bonnes et il n’y a pas de risque. Cela nous évitera un long détour par Les Chapieux et surtout un long bout d’asphalte. Nous nous échappons de la foule du Bonhomme en même temps qu’un groupe d’adolescents chinois qui nous suivra jusqu’en Suisse. Ce matin, au moment du départ, il manque un jeune. Il dort encore quand ses compagnons l’attendent pour partir ! Nous serons donc les premiers à descendre Les Fours.

Au col, un névé s’accroche. Le ciel est magnifique et l’endroit superbe. Du minéral partout. Gris, ocre, beige, et le soleil pour les nuances. Le Col de La Seigne est droit devant nous, sur l’autre versant. Nous continuons tranquillement la descente dans ce festival de couleurs quand Christophe nous fait signe de nous arrêter en silence. Une marmotte prend le soleil à deux mètres devant lui. Elle le regarde et continue de mâcher son brin d’herbe comme s’il n’était pas là. Soit elle a l’habitude de voir du monde soit elle l’a jugé totalement inoffensif. Plus loin ce sera un couple avec des petits qui se promènera sous nos yeux. Décidément cet itinéraire par les Fours était un bon choix.


La Ville des Glaciers s’approche. Je sais que l’Aiguille nous tombera dessus dans quelques lacets et que même la connaissant je serai sous le charme. Et elle est là. Immuable Aiguille des Glaciers. Un peu de glace en moins bien sûr mais l’effet reste le même. Mes camarades la mitraillent de photos. J’en prends aussi, comme si elle allait disparaître alors qu’elle est gravée dans ma mémoire depuis quarante ans. On distingue le refuge depuis l’endroit où nous sommes mais je ne dis rien, je sens déjà un peu de stress.

Je continue la descente en saoulant JC avec mes histoires d’enfance. Pendant tous les étés passés ici j’ai crapahuté avec les bergers et les groupes qui passaient. Je me rends compte que je n’ai rien oublié du paysage. J’ai des souvenirs de partout mais j’essaye de ne pas me laisser submerger. Je contemple l’Aiguille en observant le retrait du glacier. Il manque un tiers de glace dans la partie basse. C’est suffisant pour qu’un itinéraire traverse la dalle rocheuse entre le refuge Robert Blanc et le Col de la Seigne.

Nous rejoignons la Ville des Glaciers. JP et Christophe achètent un bout de fromage que nous dégusterons à la pause de midi. J’aime cette attente juste avant de partir sur ce chemin croisé il y a tant d’années mais dont le souvenir est si vivant. Je profite à fond de ce moment unique.

Un peu ailleurs au moment de repartir j’oublie mes bâtons mais je m’en aperçois assez vite. Le chemin est désormais un boulevard. On sent qu’il est fait pour accueillir beaucoup de randonneurs. Je marche plus rapidement. J’ai envie de le voir. L’ancienne douane se rapproche et avec elle j’aperçois les ruines de l’Hôtel des Glaciers. Le même ruisseau qu’il y a quarante ans, puis la même butte, puis il est là.

Album souvenirs
Les grandes lettres rouges ont disparu de la façade, il est plus grand, d’autres bâtiments l’entourent mais c’est bien lui. En marchant dans sa direction des milliers d’images reviennent. Le progrès ne l’a pas épargné bien sûr. L’électricité fait tourner ses frigos et l’eau courante sort de ses nombreux robinets mais il n’a pas perdu son âme. Nous arrivons au pied de l’escalier. Je pose mon sac et je m’assoie, histoire de ne pas précipiter les retrouvailles. Puis je me relève et je monte les quelques marches.
La salle est plus grande et la cheminée n’est plus là. La potence, chassée de son socle disparu, l’a remplacée. Les volets en bois qui masquaient notre chambre ont curieusement changé de côté mais les grandes poutres sombres sont toujours présentes. C’est une grande émotion de retrouver cet intérieur. J’entends du bruit qui vient de la cuisine. Je risque un œil pour revoir les murs en bois et le vieux radio cassette qui diffusait « Babooshka » de Kate Bush toute la journée mais l’endroit est désormais moderne et lumineux. Je ressors. Je veux voir les dortoirs, la route qui descend au pont, la bergerie. Celle-ci a disparu ainsi que le gros bloc rocheux sur lequel elle s’appuyait. Les dortoirs sont toujours là et dans l’un d’eux je revois les scènes que ma sœur et moi jouions le soir devant les randonneurs. Ça vire au pathos, je rejoins mes camarades qui sont prêts à repartir. Un dernier coup d’œil au rocher qui protège le refuge et je me lance sur le sentier de la Seigne.

Au fur et à mesure de la montée, le profil de l’Aiguille des Glaciers se modifie et rappelle qu’elle est l’extrémité Sud-Ouest du massif du Mont-Blanc. Le col se rapproche. Lentement. Dans mes souvenirs j’allais plus vite ! La ligne droite finale arrive enfin. Je distingue mes coéquipiers dans la vasque qu’est la Seigne. Ils regardent l’Italie qui commence là. Nous passons la première frontière de notre périple qui couvre trois pays.
Nous trouvons un coin à l’écart de la foule pour faire notre pause déjeuner. Une jeune fille de 65 ans répondant au prénom d’Elisabetta nous attend plus bas.
Le versant italien du Col de la Seigne est beaucoup plus minéral. Le sentier tombe parmi les débris et les blocs rocheux pour rejoindre rapidement le fond du Val Vény où l’été est bien installé. Une explosion de fleurs fait oublier que nous naviguons entre 2200 et 2500 mètres d’altitude. La présence d’orchis vanille rappelle cette réalité. Nous déroulons facilement nos pas mais je sais que le refuge surplombe le vallon perché sur un ressaut qui rend les derniers mètres douloureux !

Cinque stelle
Le refuge Elisabetta Soldini Montanaro, son nom complet que même sa façade n’utilise pas, apparaît à un détour du sentier. Mes jambes commencent par refuser cette montée subite et brutale mais la bière est à ce prix. Après un effort sans proportion avec le dénivelé réel je débouche sur la terrasse pleine de trailers. Le temps est propice et la course belle ce qui explique le monde. Nous nous posons quelques instants et le temps de le dire les boissons sont devant nous ! Le groupe d’adolescents chinois que nous avons laissé ce matin au Bonhomme n’arrivera que bien plus tard avec un accompagnateur légèrement tendu !

Je ne peux passer sous silence le repas à Elisabetta. Déjà il y a quarante ans le refuge était connu pour être le top du Tour. De nos jours, non content d’avoir conserver son côté intime et presque familial malgré la fréquentation, l’endroit te sert un risotto sublimissime dans des assiettes estampillées à son nom. La suite du repas est du même tonneau et le dessert termine l’histoire en te lassant KO. À en oublier où on est !

Après ce festin, j’aspire à une nuit comme je n’en ai pas passée depuis notre départ alors que Christophe et JP veulent approcher le glacier. Il faut dire que j’avais vendu à Christophe que le glacier tombait sur la terrasse d’Elisabetta. C’était vrai en 1978. Aujourd’hui il s’est retranché dans des hauteurs inaccessibles. Les voilà donc partis en direction d’une moraine toute proche. Je reste un moment dehors mais le frais me fait rejoindre mon lit. JC range son sac, j’écris quelques notes sur mon carnet. Nous surveillons les deux autres aventuriers par la fenêtre de la chambre. Le ciel s’assombrit et ils sont sur le retour. Plus que quelques minutes me dit JC. Je ne saurai jamais à quelle heure ils sont finalement arrivés. Ma meilleure nuit sur le TMB restera incontestablement celle passée à Elisabetta !
Grand-père, tous les jours je me suis imaginé te raconter ce Tour. Te raconter la montagne qui change, te raconter mon passage aux Mottets. C’est toi qui est venu me chercher là-haut à la fin du dernier été que j’y ai passé. Nous allions à coup sûr évoquer ce voyage avec les canards dans le coffre de ta 304 !
Tu es parti le lendemain de mon retour de trek et nous n’avons pas eu le temps de partager ces souvenirs.
Tu m’accompagneras toujours dans mes prochaines balades et comme je tiens de toi ce goût pour raconter les choses, on se retrouvera sûrement au détour d’un sentier.
Waouh la fin….
Aude GERBER
OSTEOPATHE D.O.
374, chemin des Mattons
38220 VIZILLE
04.76.78.33.96
http://www.audegerber.fr
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oh oh, il me touche fort ce voyage là. Merci fils
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Beaucoup de plaisir à lire ce récit de voyage merci pour ce partage c’est très chouette
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Merci ! Très content que ça vous plaise 😊
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